Affaire France Télécom : décryptage

Affaire France Télécom : une première dans la reconnaissance du harcèlement moral institutionnel
Le 20 décembre 2019, le verdict du procès France Télécom est tombé, après plusieurs mois d’audience.
Même si seuls sept anciens dirigeants étaient officiellement poursuivis, c’est toute la politique de ressources humaines menée entre 2007 et 2010 qui se retrouvait au cœur du débat.
Ce procès, devenu un symbole de la souffrance au travail, marque un tournant majeur dans la prise en compte du harcèlement moral institutionnel par la justice.
Retour sur les faits : les origines du scandale
Les événements jugés sont liés aux plans « Next » et « Act », conduits entre 2007 et 2010.
Ces transformations stratégiques visaient à réorganiser l’entreprise sur trois ans et prévoyaient notamment 22 000 départs et 10 000 mobilités forcées.
La pression pour atteindre ces objectifs a rapidement laissé des traces. À partir de 2008, les suicides et tentatives de suicide de salariés se multiplient, attirant l’attention des médias et de l’opinion publique.
Les déclarations de Didier Lombard, PDG de l’époque, ont également choqué. Il évoque en 2006 des départs qui se feront « par la fenêtre ou par la porte » et, en 2009, parle d’une « mode des suicides » pour minimiser la crise sociale.
Le tournant judiciaire survient en juillet 2009, avec la lettre laissée par Michel Deparis avant son suicide.
Il y décrit une « urgence permanente », une « désorganisation totale » et un « management par la terreur ».
Cette lettre, suivie de nombreuses plaintes, déclenche un rapport accablant de l’inspection du travail.
Entre 2008 et 2009, 35 salariés se suicident, et de nombreux autres sombrent dans de graves dépressions.
Les temps forts du procès
Le procès se déroule du 6 mai au 11 juillet 2019.
Sept anciens dirigeants, dont Didier Lombard, sont jugés pour harcèlement moral.
Le tribunal retient 39 victimes :
- 19 suicides,
- 12 tentatives de suicide,
- 8 dépressions sévères.
Les parties civiles décrivent des méthodes managériales destinées à pousser les salariés vers la sortie.
Les témoignages évoquent des mutations forcées, des mobilités imposées, des baisses de rémunération et un climat de pression constant.
Le statut de fonctionnaire de nombreux salariés, qui les protégeait du licenciement, a renforcé les stratégies de déstabilisation et d’usure psychologique.
La médecin du travail Monique Fraysse-Guiglini apporte un témoignage marquant.
Dès 2007, elle observe l’augmentation des consultations spontanées, l’apparition de syndromes anxio-dépressifs et le développement d’addictions liées au stress.
Malgré des expressions de « profond chagrin », Didier Lombard reste convaincu d’avoir « sauvé l’entreprise », estimant que les transformations étaient inévitables compte tenu du contexte économique.
Le verdict : une condamnation historique
Le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris rend un verdict inédit.
Il juge que les pratiques visant à atteindre 22 000 départs étaient illégales et qu’un plan concerté pour dégrader les conditions de travail avait été mis en place.
Ce plan a créé un climat anxiogène, destiné à accélérer les départs.
Le tribunal rappelle qu’une transformation ne peut se faire au détriment du rythme d’adaptation des salariés.
Les condamnations prononcées :
- Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot :
1 an de prison dont 8 mois avec sursis + 15 000 € d’amende. - France Télécom (devenue Orange) :
75 000 € d’amende. - Les quatre autres prévenus : condamnés pour complicité de harcèlement moral.
Didier Lombard a fait appel, tandis qu’Orange a choisi de ne pas contester la décision.
Un point important du jugement :
Les 130 000 salariés présents entre 2007 et 2008 peuvent demander réparation sans avoir à prouver un préjudice individuel.
Le montant pourrait atteindre 1 milliard d’euros, selon le nombre de demandes.
Que faut-il retenir de cette décision ?
Le parquet avait requis la peine maximale, et le tribunal a suivi cette orientation.
Même si les amendes restent modestes face à l’impact humain, cette condamnation constitue un tournant dans le droit pénal français.
Elle introduit dans la jurisprudence la notion de harcèlement moral institutionnel, en reconnaissant qu’une politique managériale peut, en elle-même, provoquer des dommages graves.
C’est la première fois que des dirigeants étaient condamnés non pour des agissements individuels, mais pour une stratégie de gestion fondée sur la pression systémique.
Pour les parties civiles, malgré l’appel, ce verdict marque une victoire importante.
Il reconnaît la souffrance des victimes et ouvre la voie à une réflexion indispensable sur les politiques de prévention du harcèlement moral à grande échelle.



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